CHAPITRE V
Quoi disant, Fogacer, haussant haut le sourcil, leva au ciel ses bras arachnéens, et les laissant retomber gracieusement sur les accoudoirs de son cancan, dit de sa voix flûtée :
— Les jésuites, mon Pierre, sont comme les langues d’Ésope : ce qu’il y a au monde de meilleur et de pire.
— De meilleur ? dis-je béant.
— Assurément. Ce sont de prime des gens merveilleusement instruits, parlant un latin cicéronien, qui ferait mourir de honte, si seulement ils le pouvaient entendre, tous nos curés. Mieux même : ils s’entendent aux langues étrangères et n’ont pas plus tôt mis le pié en terre lointaine qu’ils apprennent diligemment l’idiome des indigènes car l’étude où ils emportent la palme ne les satisfait pas. Ils s’avèrent voyageurs intrépides que rien n’arrête, ni les pirates, ni l’océan, ni le désert. Ils tirent l’épée mieux que quiconque, et qui le sait mieux que toi, mi fili, qui as croisé le fer avec Samarcas, lequel a tâché d’apprendre ta botte de Jarnac, sans t’enseigner la sienne : cette fameuse botte des jésuites, qui mit à mal le pauvre Mundane et tant d’autres. Là où le fer serait sans force, toutefois, leur langue bien affilée excelle et personne ne les surpasse dans les finesses et les adresses des négociations. Leur foi est adamantine. Ils se montrent prosélytes impavides, et bravent pour convertir les Indiens à la vraie foi – ou ce qu’ils tiennent pour telle, parenthésisa Fogacer avec un sourire sinueux –, les supplices et le bûcher. Et à la vérité, ils y périssent bien souvent, non point affligés, mais bien au rebours la joie au cœur de recevoir de leurs bourreaux la couronne de martyr…
— Sans doute, dis-je, tout cela est admirable…
— Mais n’est rien encore, dit Fogacer. Car les jésuites brillent d’un éclat incomparable – je dis bien incomparable – dans les deux activités qui leur valent aujourd’hui la jaleuse haine des curés et de la Sorbonne…
— Et qui sont ? dit M. de La Surie, voyant que Fogacer ménageait un silence.
— La confession et l’école.
— La confession ? dit M. de La Surie, son œil marron pétillant et son œil bleu resté froid, voilà qui m’étonne. Je me confesse une fois l’an, et c’est toujours la même routine – mon fils, quels sont vos péchés ? – Mon père, ils sont tels et tels. – Mon fils, ce sont de gros péchés. – Mon père, je me repens. – Mon fils, vous réciterez dix Pater et dix Ave. Vous n’oublierez pas non plus l’offrande pour mes pauvres. – Mon père, la voici. – Mon fils, je vous absous.
— Ha ! dit Fogacer en riant, cela s’appelle en italien caricare lo rittrato[19] ! Et qui parle ainsi sinon le huguenot qui cale la voile et qui va à contrainte. Ce n’est point qu’on ne trouve, en effet, chez les curés parisiens des gens de cette farine, mais leurs confessions sont à celles des jésuites ce qu’est au sublime David dû au ciseau de Michel-Ange le bâton sculpté du berger ! Mi fili crede mihi experto Fogacero[20] ! car j’en voulus faire un jour l’essai et, m’adressant à un jésuite que j’avais vu passer et repasser chez Mgr Du Perron tout oreilles et tout yeux, quis de lui, s’il serait assez bon pour m’ouïr en confession. Il y consentit, et prenant, du moment que je fus avec lui au bec à bec, toutes les couleurs de l’amitié la plus intime, il fut avec moi si facile, si suave, si accommodant, et même si cajolant, me posant des questions si bienveillantes et sur moi, et sur mes amis, et sur mon Maître Du Perron qu’en un clin d’œil, moi qui le voulais jauger, je me retrouvai sondé jusqu’au tréfonds et, en un mot, si possédé par son art et ses enchantements qu’à peu que je ne lui avouasse à la parfin que j’étais sodomite. Je te laisse à penser, mi fili, ce que le serpent eût fait de ce secret et quelle épée il eût pu de ce jour balancer au-dessus de ma tête, afin que de me faire sa créature et son espion en la maison de Mgr Du Perron. Je trémulai de peur dès qu’il eut quitté mon logis et défendis à Jeannette, si elle l’apercevait, par le judas, de lui jamais déclore, que je fusse ou non au logis, ayant observé qu’à l’advenue et au départir, il avait, en outre, fort curieusement envisagé la pauvrette, et en particulier ses pieds et ses mains, lesquels sont, en effet, un peu trop grands pour une femme.
— Voilà une aventure qui me laisse rêveur, dis-je, car il m’en faudra bien tâter, moi aussi si je veux m’éclairer sur eux.
— Dieu te garde, alors, mi fili ! dit Fogacer. Car ils ont poussé la confession à un tel art que, non contents de crocheter l’âme, ils te rendent quasi contents de leur intrusion en ton for et quasi appétants à s’ouvrir à eux davantage. Raison pour quoi, délaissant leurs curés et leur paroisse, tous les gens de bon lieu de Paris se ruent chez eux pour leur avouer leurs péchés, à telle enseigne qu’aucun meshui ne se croit bien confessé s’il ne se confesse à un jésuite.
— Voilà, dit M. de La Surie, qui doit enrager contre eux les curés, d’autant que c’est un très grand pouvoir que celui de la confession, puisque par elle le confesseur s’insinue sensim sine sensu[21] dans le sein des familles.
— Et d’autant qu’ils dirigent jà les enfants, dit Fogacer en leurs écoles, dont vous n’êtes pas sans connaître l’excellentissime réputation. Mais là-dessus qui pourra vous en dire davantage que Jeannette, laquelle a été élevée en Paris en leur collège de Clermont rue Saint-Jacques ?
— Hé quoi ! s’écria M. de La Surie en faisant l’étonné et en parlant avec un sourire du coin du bec, une garce admise au collège de Clermont par les bons pères ! Au milieu des garçons ! je crois rêver !
— Monsieur l’Écuyer, dit Fogacer, jouant le colérique, ses sourcils se relevant vers les tempes, si je n’avais de longtemps troqué l’épée contre le scalpel, vous me rendriez compte de cette effronterie.
— Messieurs ! Messieurs ! m’écriai-je, contrefeignant l’inquiet pour entrer dans le jeu, laissons, de grâce, les épées au fourreau ! Ventre Saint-Antoine ! Se courroucer pour le sexe d’une garce, laquelle, de reste, n’en peut avoir, étant un ange.
À quoi nous rîmes.
— Holà, Jeannette ! Holà mon ange ! s’écria Fogacer, viens céans à ces Messieurs dire ce que tu opines du collège de Clermont où tu fus ces deux années écoulées.
— Rien que de fort bon, dit Jeannette, qui vint se planter devant nous les deux gambes écartées et les deux mains – à vrai dire grandes assez – croisées sur son ventre. Autant, poursuivit-elle de sa voix basse, rauque et grave, je fus cruellement traitée par mes régents en Sorbonne, étant fouettée par eux aussi quotidiennement, autant je fus caressée par les bons pères.
— Je n’en doute pas, dit M. de La Surie.
— Je le prends dans le bon sens, dit Jeannette, en rosissant, ses cils longs et noirs jetant une ombre sur sa joue.
— Il ne peut y avoir de mauvais sens au verbe caresser ! dit Fogacer avec onction.
— Je m’entends, dit Jeannette. Mais vramy, Messieurs, puisque vous le quérez de moi, je vous dirai que pour la science, la patience, la suavité et la paternelle affection, rien n’égale les pères du collège de Clermont, sinon se peut mon bien-aimé maître, le révérend docteur médecin Fogacer.
— Que voilà un galant compliment ! dit M. de La Surie en riant, et bien tourné, et qui sied au révérend Fogacer comme une robe de jésuite.
— Paix-là, Miroul ! dis-je. Jeannette, poursuis, je te prie.
— Ha ! Monsieur ! dit-elle, autant l’université avait été un enfer pour moi, autant le collège de Clermont fut un paradis. Pour la raison qu’à l’université, on labourait de l’aube à la nuit, sans jeux, ni desports, ni récréation aucune, et fouettés pour un oui pour un non par des régents furieux, sans jamais recevoir d’eux le moindre mot affectionné, la moindre récompense. Ma fé ! Je crus rêver en entrant rue Saint-Jacques chez les bons pères, lesquels étaient bons, assurément, fort attentifs à chacun, et véritablement paternels. À telle enseigne qu’ils aimaient mille fois mieux encourager que punir, le fouet étant fort rare chez eux et donné non par eux-mêmes mais par le bedeau, duquel ils modéraient les coups, et souvent en raccourcissaient le nombre, s’attirant par là la gratitude de ceux-là mêmes qu’ils avaient punis. Mais dès qu’on faisait mieux, ha ! Monsieur, que d’éloges, que de doux regards et que de distinctions : des rubans d’honneur, des croix, des médailles. Et toute une hiérarchie de grades empruntés à l’armée de la Rome antique, dont nous étions à vrai dire fort friands decurion, centurion, primipile, imperator !
— Jeannette, dis-je en souriant, fus-tu jamais imperator ?
— Ha ! Monsieur, pour l’être, il fallait au moins emporter la palme du collège en vers latins, mais je fus une année centurion, ce qui jà était prou. Et pour jeux et desports, ès quels j’excellais, je fus un jour primipile.
— Quels jeux ? Quels desports ? fit Miroul, étonné.
— Mais tous ! Au collège de Clermont, faute de place, on ne pratiquait que l’escrime.
— L’escrime ? dis-je, l’escrime qui était bannie de l’université !
— Mais elle ne l’était pas chez nous. Nous avions un bon père qui était un maître en fait d’armes excellentissime, et si tel fils de noble montrait de prime quelque hautaineté l’épée au poing, il avait vite fait, pour le ramener à la modestie, de lui faire sauter ladite épée hors la main, en lui disant d’un ton courtois : « Hélas ! pour le coup, mon fils, vous étiez mort ! » Quant aux autres desports, – paume, équitation et nage – nous les pratiquions dès le printemps en leur maison des champs, laquelle, pour nous, était un séjour enchanteur. Et comme nous labourions alors pour la mériter ! Tout le latin que je sais vient de là !
— Et qu’y avait-il, dis-je, au collège de Clermont, outre l’escrime ?
— Des jeux et des comédies très ébaudissantes.
— Des jeux et des comédies ? criai-je. Fogacer, l’eussiez-vous cru ?
— Je crois toujours tout des bons pères, dit Fogacer avec son sinueux sourire, et ainsi je ne suis mie étonné par eux.
— Des comédies costumées ? quit M. de La Surie.
— Oui-da ! dit Jeannette. Avec des vêtures, façonnées de blic et de bloc par nous. Et bien je me ramentois qu’il m’échut de jouer le roi Henri Troisième avec une couronne de carton sur la tête et un bilboquet à la main, lequel, entouré de ses mignons, tous déguisés en diables, se faisait donner du couteau dans le ventre par saint Jacques Clément.
— Saint Jacques Clément ! dis-je.
— Les bons pères l’appelaient ainsi et le vénéraient.
— Poursuis, de grâce.
— Le coup donné, les diables se ruaient sur Jacques Clément, lequel se versait à terre, d’où ceux qui jouaient les anges le relevaient, lui mettaient sur le front la couronne de martyre, et le juchant sur leurs épaules l’emmenaient au ciel. La couronne de martyre était en carton et les ailes des anges aussi.
— Comment figurait-on le ciel ?
— Par le haut des degrés qui mènent à la grand’salle.
— Et le Seigneur Dieu ?
— Par une croix nue dont le bras le plus long était fiché dans le trou d’une escabelle. Et saint Jacques Clément était porté jusque-là par les anges, lesquels l’asseyaient à la dextre de ladite croix sur une autre escabelle.
— Autant dire qu’il siégeait au ciel à la droite de Dieu.
— Oui-da !
— Cornedebœuf ! dit La Surie. Che bella ricompensa per un assassino[22] !
— Les bons pères le voulaient ainsi, dit Jeannette.
— Et qui d’entre vous jouait Jacques Clément ?
— Chacun de nous à tour de rôle, les bons pères ne voulant chagriner personne.
— Et Henri Troisième ? Et les diables ?
— Les punis. Et il n’y avait pire attrition pour eux, hormis, ajouta-t-elle en trémulant du chef à l’orteil, la chambre des méditations.
— Voilà, dis-je, qui sonne bien bénin à l’oreille.
— Et qui ne l’était point, dit Jeannette en frissonnant derechef, même si les bons pères n’en usaient que fort peu, et jamais plus de vingt-quatre heures. Mais moi qui y fus rien qu’une fois, je peux vous acertainer que j’en saillis tout à plein terrifiée.
— Pourquoi ? T’y a-t-on mise à la question ?
— Point du tout. Dans la chambre des méditations, personne ne vous fouette. Et personne ne vous toque, même du bout du doigt. On y est seul, mais les quatre murs y sont peints de haut en bas, en grandeur nature, et avec un émerveillable relief, de diables effrayants, occupés à tourmenter les damnés de l’Enfer, ces personnages, le jeûne aidant, paraissant s’animer de par la flamme dansante des lanternes fichées dans les murs de place en place. Mais le terrible, c’est qu’ils parlent.
— Ils parlent ?
— Oui-da ! Je les ai ouïs de ces oreilles que voilà ! Je les ai ouïs chuchoter, murmurer, gronder et ricaner. Et quant aux damnés, je les ai entendus se plaindre à fendre le cœur, les voix venant des quatre coins de la pièce en de piteux gémissements. Mais le pis de la chose…
— Quoi ? Pis encore ?
— Oui-da ! Le pis était que tout soudain, dans le silence revenu, une grande voix s’élevait qui emplissait la pièce d’une effroyable noise et m’admonestait de me repentir si je ne voulais pas subir, moi aussi, jusqu’à la fin des temps, les plus cruels supplices.
— Que voilà, dit La Surie, un aimable sujet de méditation, et aussi de bonnes sarbacanes, pratiquées dans les murs pour y porter les voix déguisées des bons pères.
— Holà ! dit Fogacer en levant son sourcil, c’est avoir un vrai cœur de pierre et un esprit impie que de n’être pas touché par les plus évidents miracles.
— Jeannette, dis-je, qu’avais-tu fait pour mériter pareil châtiment ?
— J’avais quis du recteur, coram populo[23], pourquoi, dedans le collège, on ne priait pas pour le roi de France, puisqu’il s’était converti et avait recouvré sa capitale ?
— Et que te fut-il répondu par le recteur ?
— Que le démon parlait par ma bouche ; que la conversion de ce bouc puant de Béarnais n’était que fallace, duperie et tromperie ; que quand même le Béarnais boirait toute l’eau bénite de Notre-Dame, il n’en pisserait pas plus roide : personne ne croirait à sa sincérité. Que, de reste, le pape ne l’avait pas absous et ne l’absoudrait mie ; que c’était un blasphème seulement de penser que le pape le pourrait jamais recevoir en le giron de l’Église, et que, quand bien même un ange de Dieu descendrait du ciel pour dire au pape : « Reçois-le », les gens de bien tiendraient cette ambassade pour éminemment suspecte.
— Sont-ce là ses paroles ?
— Verbatim[24].
— Et en fus-tu persuadée ?
— Point du tout, dit Jeannette. Je trouvai étrange que les bons pères prétendissent être meilleurs catholiques que les évêques qui avaient converti Henri Quatrième, mais, trouvant ligués contre moi le recteur, les régents et tous les écoliers, je fus terrifiée à l’idée de retourner dans la chambre des méditations. Aussi, je calai la voile, et je confessai mes erreurs.
— Que se passa-t-il alors ?
— Je fus autant fêtée, affectionnée et caressée que la brebis perdue du Saint Livre, mais le charme était rompu pour moi. Ce n’était point que je n’aimais plus les bons pères, leur ayant (et à ce jour encore) une immense gratitude pour leurs bonnes leçons. Mais d’ores en avant, je me sentis épiée et suspecte, et quand le révérend docteur médecin Fogacer, en sa grande condescension, me voulut prendre à son service, je ne fus que trop heureuse de le suivre.
Ayant dit, Jeannette nous fit une révérence empreinte d’une gracieuse gaucherie, et s’ensauva.
— Voilà, dit La Surie, une chambrière fort instruite et qui vous baragouine le latin tout comme un clerc.
— C’est son latin, dit Fogacer sans battre un cil, qui de prime m’attacha à elle.
— Je l’ai bien ainsi entendu, dit La Surie, lequel, toutefois, à me voir soucieux et tracasseux, ne poussa pas plus avant ce petit badinage.
— Eh bien, Fogacer, mon ami, dis-je, voyant qu’ils s’accoisaient tous deux en m’envisageant, est-ce là, comme les langues d’Ésope, le meilleur et le pire des jésuites ?
— C’est bien le meilleur, dit Fogacer, mais ce n’est là qu’une petite partie du pire. Cependant, pour le pire, ajouta-t-il en arquant ses sourcils, n’espérez point de moi que je m’y attarde plus outre, étant pétri de charité chrétienne et ne voulant penser que du bien de mon prochain. Au demeurant, je ne redoute rien davantage que les dévots, cagots et bigots, les tenant pour gens implacables, et même hors de leurs oreilles et avec mon plus cher, intime et immutable ami, je ne saurais médire d’eux. Mi fili, pour le pire, quérez, je vous prie, son opinion de plus fol que moi.
— Pierre de L’Étoile ?
— Que nenni ! Touchant les jésuites, et tout grand politique qu’il soit, L’Étoile est prudent assez. Je pensais plutôt à ce grand avocat qui doit plaider contre la sacrée compagnie la cause de la Sorbonne.
— Antoine Arnauld ?
— Celui-là même.
J’avais le propos de visiter Maître Antoine Arnauld dès le lendemain, mais ne le pus, ayant reçu sur le coup de dix heures un impérieux poulet de la duchesse de Guise, lequel était écrit de sa main et couché en sa singulière orthographe :
Meusieu,
Je vou veu mal de mor de me négligé come vou fête. Vouz aite en Paris de troi joure, et de vizite de vou poin ! Que si vou ne vené vou jeté à mé pié ce joure mèm à on zeure, vou ne pouré plus jamé vou dir mon dévouai serviteure.
Cahterine,
Duchesse de Guise.
Encore que ce billet fût dans les apparences comminatoire, toutefois, ma vanité y trouva sa provende, la petite duchesse me relançant, sans qu’il y eût la moindre nécessité à notre entretien. Tant de temps, en effet, s’était écoulé depuis que j’avais quitté Reims pour courre guerroyer à Laon qu’assurément elle savait par les courriers à quoi s’en tenir sur ce qui s’était passé entre Saint-Paul et son fils Charles et entre celui-ci et le roi. De reste, Mme de Guise avait dû de soi sentir qu’elle s’avançait prou dans ce mot, si sévère dans sa formulation mais si doux dans son fond, puisque n’osant pas le dicter à un secrétaire, elle l’avait graffigné de sa main potelée, mais malhabile.
Cependant, c’est, comme bien on pense, avec une contrefeinte humilité et toutes les apparences du remords (dont elle ne fut pas dupe) que je me présentai à elle sur le coup de onze heures (on zeure, selon son style) et profitai de l’élan de ma repentance pour me jeter à sé pié, lui prendre les deux mains et les couvrir de mes baisers contrits.
— Ha ! Madame ! dis-je, je serais dans la désolation si vous endurcissiez durablement votre cœur contre le plus dévoué et le plus aimant de vos serviteurs.
— Aimant est de trop, Monsieur, dit la petite duchesse avec quelque semblant de hautaineté, mais en ne faisant que des efforts très faibles pour me retirer ses deux mains qu’entre deux paroles je poutounais à la fureur. Allons, Monsieur, reprit-elle, je me vais fâcher à la parfin. Rendez-moi mes mains et, je vous prie, asseyez-vous là sur ce tabouret et expliquez-moi comment il s’est pu faire qu’advenu en Paris ces trois jours écoulés, c’est meshui seulement, et sur mon commandement que vous me visitez !
— Madame, dis-je, contrit et l’œil baissé, vous m’en voyez au désespoir, mais le roi, à mon départir de Laon, m’a chargé d’une mission secrète qui ne souffrait pas de délaiement. Cependant, je me préparais à vous écrire pour vous quémander un entretien quand votre querelleux billet m’a atteint.
— Querelleux, Monsieur ! s’écria-t-elle avec un retour de sa hautaineté, avez-vous le front de l’appeler querelleux ? Ne savez-vous pas que je ne peux quereller que des personnes de mon rang ?
— Madame, dis-je avec un salut, il est bien vrai que je suis né quelque peu en dessous de vous. Mais peux-je dire sans être accusé d’effronterie que ce n’est point tant votre rang qui m’éblouit céans que votre sublime beauté.
Elle fut tout ensemble si étonnée, si offusquée et si ravie par l’audace de ce compliment qu’elle demeura un moment sans voix. Et moi, m’accoisant aussi, laissai mon regard se promener sur ses attraits avec plus d’éloquence que mes paroles. Et à dire tout le vrai, je n’avais guère à me forcer, tant les avances qu’elle m’avait faites me la rendaient aimable. En outre, maugré qu’elle fût petite, elle s’encontrait mince et bien rondie, frisquette et pétulante, l’œil bleu lavande et quasi naïf en sa franchise, une bouche suave, et de très beaux cheveux blonds drus et abondants, descendant en mignardes bouclettes sur son cou mollet.
— Monsieur ! s’écria-t-elle sourcillante, mais l’œil beaucoup plus doux que ne l’était son sourcil irrité, à la vérité, je ne sais où vous prenez l’audace de me parler dans cette veine et sur ce ton. N’était que vous avez rendu à mon fils Charles de signalés services en Reims, je vous eusse jà chassé de ma vue !
— Me chasser, Madame ! m’écriai-je à mon tour, me chasser moi qui vous suis corps et âme dévoué ! Que si vous chassez qui vous aime, par qui serez-vous servie ?
Il faut bien avouer que ce « qui vous aime » était le comble de l’effronterie, adressé à une si haute dame. Mais à ce que je voyais, j’avais déjà tant d’amis dans la place que je pouvais, me sembla-t-il, tirer cette bombarde-là contre ses murs, sans craindre une sortie qui me mît à vauderoute.
— Monsieur, reprit-elle quand elle eut recouvré sa voix, il faut bien confesser que vous êtes un grand fol d’oser me parler ainsi, à moi, duchesse de Guise, qui suis, après la reine douairière, la plus haute dame en ce royaume.
— Madame la Duchesse, dis-je en me levant et en lui faisant un profond salut, nul ne respecte davantage que moi le rang dont vous descendez. Mais plaise à vous de considérer, Madame, que je ne suis pas, pour ma part, de naissance si abjecte que vous me deviez écarter du pié comme un vermisseau. Après tout, ma mère est née Caumont-Castelnau, et les Castelnau, comme bien on sait, furent parmi les croisés du Christ. Quant à mon père, il forgea sa noblesse sur les champs de bataille, ce qui vaut tout autant, ce qui vaut mieux peut-être que s’il l’avait trouvée, toute façonnée, dans son berceau.
— Monsieur, dit la petite duchesse avec une confusion qui était tout à l’éloge de son bon cœur. Je sais tout cela. Je sais aussi que mon beau-père, François de Guise, mettait Monsieur votre père, pour la vaillance et l’esprit, bien au-dessus de tous ses capitaines. Pour moi, je n’ai brandi si haut mon rang, ajouta-t-elle avec une candeur qui me la rendit chère, que pour me mettre, pour ainsi parler, à l’abri de vos déclarations.
— Hé, mon Dieu, Madame ! dis-je, sentant avec délice la faiblesse de ses défenses, et qu’au surplus, elle les démantelait de soi, prenant secrètement mon parti contre elle-même, quel mal y a-t-il à ce que je vous dise que je vous aime ? Vous êtes veuve. L’honneur d’un mari, pas plus que le vôtre, ne s’en peut trouver offensé. Et si je ne suis pas haut assez pour prétendre à votre main, suis-je trop bas pour vous dire en tout révérend respect la profonde amour que j’ai conçue pour vous ?
Je fus moi-même le premier étonné d’avoir prononcé si légèrement des paroles aussi graves. Mais c’est bien là le piège où l’on tombe toujours. Sans le petit billet qu’elle m’avait dépêché (et dont maintenant je chérissais jusqu’à l’orthographe), je n’eusse jamais osé rêver que la duchesse se pût bailler à moi. Mais cette idée nouvelle, me frappant avec une incrédible force dans le désert de ma vie (Doña Clara départie, Angelina si lointaine), m’avait, en un instant, inspiré pour elle un appétit si violent qu’il exprimait, pour la séduire, des sentiments passionnés, qu’assurément je nourrirais pour elle s’il était satisfait. C’est ainsi, belle lectrice, que le langage de l’amour anticipe toujours sur sa réalité, comme bien vous savez, vous qui répondez « Je vous aime » à l’homme que vous agréez, sans être davantage certaine de vos sentiments que de ceux qu’il professe pour vous…
Je vis bien que la petite duchesse, fort rosissante et le tétin houleux, avait peine à reprendre son vent et haleine, et à plus forte raison sa voix, d’autant qu’elle ne savait véritablement plus quoi dire, maugré son usance du monde, ayant dépassé le stade où elle eût pu se prétendre offensée, et n’ayant pas encore atteint celui où elle eût pu s’avouer consentante. Et qu’elle fût toutefois, à cette pensée-là connivente, je le discernai avec un émeuvement tel et si grand que m’accoisant, moi aussi, je me mis à ses genoux, et lui prenant les mains, je les baisai, toutefois sans la fureur que j’y avais mise de prime, mais avec une douceur révérente, afin qu’elle entendît bien que mon respect pour elle n’était point diminué par l’abandon où je la voyais.
— Monsieur, dit-elle à la parfin d’une voix quasi éteinte et cette fois sans contrefeindre courroux, asseyez-vous de grâce et me dites en quelques détails ce qu’il en est de votre séjour en Reims, mon fils ne m’en ayant mandé que l’essentiel, avec de grands éloges de vous, mais sans préciser le rollet que vous y jouâtes.
Je repris alors ma place sur le tabouret à ses piés et lui en dis ma râtelée, meublant notre embarrassant silence d’un récit auquel ni elle ni moi n’attachions le moindre intérêt, nos regards, l’un à l’autre emmêlés, poursuivant pendant ce temps un dialogue qui nous importait mille fois davantage que mes vaines paroles. Ce fut là un de ces moments si délicieux d’anticipation trémulente qu’un amant voudrait qu’il durât toujours. Vœu étrange, à la vérité, puisque l’anticipation n’a de sens que si les actes en prennent le relais et par là même y mettent fin. Ce qui se fit, et fut délicieux aussi, mais d’une autre sorte de délice qui accomplissait, mais sans la faire oublier du tout, celle que nous avions goûtée de prime en ce muet langage.
Nos tumultes apaisés, à peu que je n’en crusse mes yeux de voir la duchesse reposant dans mes bras, nue en sa natureté et sur des draps foulés (lesquels étaient de satin bleu pâle pour faire valoir, je gage, l’azur de ses iris et la blondeur de son cheveu). Et à cet instant, lisant en son bel œil quelque secrète appréhension de l’avenir, je piquai sa belle face de petits poutounes afin que de l’assurer que la tendresse chez moi ne laisserait pas que de prendre le relais des plus furieux transports. Et voyant qu’entendant ce langage par ce subtil sens que les femmes possèdent et qui les fait attentives aux plus infimes détails, et fort habiles aussi à les déchiffrer, et jugeant aussi qu’elle paraissait trouver dans ce déchiffrement assouagement et réconfort, je glissai mon bras senestre sous sa taille et déposai ma joue sur son tétin, lequel était mollet, mais non point défailli, et je demeurai là quelques instants dans une humeur que j’oserais dire très proche de la prière et de l’adoration. Je sais bien que notre religion, qui parle tant de belle amour et qui la pratique si peu, n’envisage véritablement avec faveur que celle que nous nourrissons pour le Seigneur ; mais j’aurais l’audace de le demander à mon lecteur de bonne foi : est-ce aimer le Créateur que de ne pas aimer la créature ? Et n’est-ce pas tomber dans l’aigreur et l’âpreté d’une solitude stérile que de désincarner l’amour au point de ne chérir, sans contact, sans chaleur et sans réciprocité, que des êtres impalpables ?
C’est dans ces dispositions d’esprit que j’ouïs tout soudain la duchesse au-dessus de moi me dire d’une petite voix piteuse et larmoyable :
— Monsieur, l’irez-vous dire partout ?
— Moi, Madame ? dis-je comme indigné, et désengageant mon bras, senestre, je me haussai à la hauteur de sa belle face, et appuyé sur mon coude, l’envisageai œil à œil. Madame, dis-je, me croyez-vous si bas ? Irai-je tomber dans ce pernicieux usage de nos muguets de cour, lequel veut qu’ils divulguent aussitôt en public les tendres et mignardes douceurs dont on les a dans le privé nourris ? Ha ! Madame ! Je me couperais la langue plutôt que de souffler mot à quiconque de vos condescensions pour moi !
— Monsieur, me le jurez-vous ?
— Sur mon salut, dis-je avec gravité.
— Ha ! mon Pierre ! dit la petite duchesse. Je vous avais donc bien jugé. Déjà du temps où vous aviez revêtu la vêture de marchand-drapier, je vous tenais pour un homme avisé et point du tout pour ce genre de fol que vous avez décrit.
— Hé quoi, Madame, aviez-vous percé jà ma déguisure ?
— Ha ! De grâce ! dit-elle, au point où nous en sommes, ne me madamez point !
— Mon ange, dis-je, je ferai tout ce que vous voulez, en cela comme en tout.
— Mon Pierre ! s’écria-t-elle tout soudain en riant à gueule bec, n’est-il pas étonnant que vous m’appeliez mon ange dans le moment même que j’ai cessé de l’être !
Je fus ravi de cette pétulante saillie où franchise et naïveté faisaient si bon ménage et, la serrant dans mes bras et me mettant moi-même à m’esbouffer, je lui piquai derechef à la face des poutounes qu’elle me rendit à profusion, tant est que nous riions, si je peux ainsi parler, dans la bouche l’un de l’autre et l’œil collé à l’œil, avec une joyeuseté et une connivence qui, à y repenser plus tard, me rendirent ce moment unique.
— Mamie, dis-je quand nous émergeâmes tout rebiscoulés de cette enivrante gaieté, je vous ai juré de me coudre le bec sur notre beau secret, mais vous-même, n’allez-vous pas déclore le vôtre à votre confesseur, lequel va fourrager du groin dans nos félicités et, se peut, vous commander d’y mettre un terme ?
— Mon Pierre, dit-elle avec un fort joli froncement de son sourcil, j’eusse couru ce péril avec le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois à qui je contai mes péchés ces trois ans écoulés. Vramy ! Quel brutal ! et quel tyranniseur ! Comme il ménageait peu ma pauvre petite âme ! Quels coups il m’assenait ! C’était la tenaille, le brodequin et la roue ! Quand je saillais de ses mains rougeaudes, ma fé ! J’étais rompue, brisée, sans appétit à vivre, et laide par surcroît !
— Laide, mamie ! Laide ! Je ne peux que je ne le décroie !
— Je vous le jure, mon Pierre ! reprit-elle avec un petit rire des plus coquinaux. Tant et si bien que mortellement lassée des tourments où il me jetait, je lui donnai son congé, et je fis choix pour diriger ma conscience du révérend père Guignard.
— Quoi ? dis-je en riant. Un jésuite ! Un régent du collège de Clermont ! Vous aussi, Mamie, vous prenez un jésuite pour confesseur ! Vous succombez à la mode qui trotte !
— Ha ! dit la petite duchesse en me jetant les bras autour du col et en appuyant son doux tétin contre mon poitrail, c’est que le père Guignard – Dieu le bénisse ! – me rend la religion si douce, si facile, et si accommodante que je ne peux plus de lui me passer ! Il est vrai qu’en notre premier entretien, il voulut chanter pouilles à Henri Quatrième. Mais je le bridai net : « Halte-là Monsieur ! dis-je en sourcillant. Pas un mot contre ma famille, ou je me fâcherais ! – Votre famille, Madame ! dit le bon père. Ce Béarnais hérétique, relaps et excommunié est de votre famille ! – Assurément, Monsieur, dis-je, ignorez-vous qu’il est mon cousin germain ! Et qu’il est converti ! – Mais, dit Guignard, sa fallacieuse conversion est de nulle conséquence, le pape ne l’ayant pas reconnue. – Le pape, dis-je, ne faillira pas de la reconnaître, dès que nous l’aurons despagnolisé. »
— Despagnolisé ! criai-je. Mamie, vous avez dit cela ! À un disciple d’Ignace de Loyola ! À un suppôt de Philippe II ! Mamie ! Mamie ! vous surpassez toutes les femmes du monde par l’esprit et par la vaillance ! Despagnoliser, cornedebœuf ! Je m’en ramentevrai. Le pape, despagnolisé ! Et comment Guignard le prit-il ?
— Avec une vilaine grimace, et la crête fort rabattue, mais il s’accoisa et depuis, il devint pour moi le plus délicieux confesseur de la création.
— Délicieux, Madame ! Je vais être jaleux !
— Méchant ! cria-t-elle, ne vous ai-je pas interdit de me madamer !
Et avec sa pétulance coutumière, elle me voulut faire par jeu batterie et frappement de sa main potelée, laquelle je saisis et baisai, puis baisai le bras et le tétin, le poutoune étant, comme tu sais bien, lecteur, une petite bête qui voyage beaucoup. Tant est que notre entretien dans les minutes qui suivirent cessa tout à plein d’être intelligible.
— Mamie, dis-je, quand il le fut redevenu, revenons à nos jésuitiques moutons, et dites-moi pourquoi le père Guignard est si délicieux.
— Je vous l’ai dit, mon Pierre : c’est qu’il a la religion si accommodante.
— Comment cela ?
— Eh bien, dès que nous fûmes en Carême, je ne laissai pas que de me plaindre à lui d’avoir à jeûner. « Madame, dit-il gravement, il faut vous faire violence. – Ha ! mon père, vous ne m’aidez pas le moins du monde. Vous parlez comme le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois ! » Cela le piqua prou et il dit : « Madame, ayez toute fiance en moi, de grâce. Je vais relire nos auteurs et j’espère y trouver un moyen de vous soulager sans péché. » Et en effet, il revint le lendemain, la crête haute, un gros livre à la main et me dit : « Madame, est-il constant que vous ne parvenez point à vous ensommeiller quand vous jeûnez pour la raison que votre estomac vous douloit ? – Oui-da ! dis-je, cela est vrai ! – Alors, dit-il, vous n’avez pas à jeûner. Voyez, c’est écrit là en toutes lettres : Celui qui ne peut dormir, s’il n’a soupé, est-il obligé de jeûner ? Nullement. – Voilà, dis-je, qui est émerveillable. Et qui a écrit cela ? – Notre bon père Emmanuel Sa dans ses Aphorismes des Confesseurs. – Et, dis-je, est-ce que tous vos pères sont de son avis ? – Point du tout. Beaucoup de nos pères, moi le premier, s’apensent le contraire. – Adonc, dis-je, éberluée, laquelle opinion dois-je suivre ? La leur, la vôtre ou celle d’Emmanuel Sa ? – Celle d’Emmanuel Sa, dit le père Guignard, puisque c’est une opinion probable. – Une opinion probable ! criai-je. Mon père, vous êtes trop profond pour moi ! Qu’est-ce qu’une opinion probable ? – Une opinion devient probable, quand elle est soutenue, fût-ce par un seul docteur, bon et savant. Et lorsque le pénitent suit une opinion probable… – Mon père, dis-je, ravie, le peut-il ? – Oui-da, dit-il, si elle lui agrée. Dans ce cas, son confesseur doit absoudre le pénitent, même s’il tient une opinion contraire. Ce qui est mon cas, comme bien vous savez, Madame », ajouta-t-il humblement, les yeux à terre, et avec une sorte de soupir.
— Que j’aime ce soupir ! dis-je en riant.
— Méchant, ne riez pas ! dit la petite duchesse, en levant sa main potelée, laquelle, cette fois-ci, je me contentai d’emprisonner, ne voulant pas interrompre derechef un entretien qui m’apportait tant de lumières.
— Il faut bien avouer, reprit-elle, voyant que j’étais tout à l’écouter, que le père Guignard est un homme très habile, puisqu’il résout toutes mes traverses en un tournemain.
— Et quelles encore ? dis-je, le sourcil levé.
— L’une, notablement touchant mon fils. Car je me fis un souci à mes ongles ronger quand j’appris qu’il avait occis Saint-Paul sans lui laisser le temps de dégainer, me disant que le malheureux étant mort dans la graisse de ses péchés, il serait à coup sûr damné, et mon fils aussi, puisque non content d’occire le corps de son ennemi, il avait, pour ainsi dire, tué son âme. En bref, je fus tant tourmentée de ce doute que je m’en ouvris au père Guignard, lequel me le leva tout à trac. « Madame, dit-il, un de nos pères soutient là-dessus une opinion probable qui est qu’on peut accepter ou offrir le duel quand il s’agit de sauver son bien. Ce qui était, hélas, le cas.
— Mais, mon père, dis-je, mon fils Charles a tué Saint-Paul traîtreusement. – Mais point du tout, dit le père Guignard en levant les deux mains. Car voici ce que dit un de nos pères, lui aussi bon et savant : “On appelle tuer par trahison quand on tue un homme qui ne se défie pas. Mais tuer son ennemi par-derrière n’est point le tuer par trahison, puisque étant votre ennemi, il ne peut qu’il ne se défie de vous…” »
— Voilà qui est admirable ! dis-je. Je suis béant de trouver chez les bons pères tant de science ! Je n’eusse jamais cru qu’il y eût, d’un côtel, des guets-apens impies et de l’autre, des guets-apens pieux…
— C’est pourtant bien la vérité, dit la petite duchesse avec un air de naïveté si délicieux qu’à peu que je ne la dévorasse d’autant de baisers que je la mangeai des yeux. Mais, poursuivit-elle, là où j’ai conçu pour le bon père une gratitude infinie, c’est quand il résolut un cas de conscience qui était de grande conséquence pour moi, et touchait à votre personne.
— À ma personne ? dis-je, béant.
— Mon Pierre, dit-elle en battant du cil et en rosissant quelque peu, vous devez savoir que jà sous votre déguisure de marchand-drapier, vous n’étiez pas sans me plaire, alors que vous n’aviez d’yeux, méchant, que pour ma belle-mère Nemours.
— Mamie, dis-je, j’aimais Mme de Nemours comme une mère, et ce n’était assurément pas comme une mère que je vous envisageais.
— La vérité, Monsieur, dit-elle avec une contrefeinte froidure, c’est que vous envisagez toute femme avec des yeux si doux, si tendres, si admiratifs et si désireux, qu’on ne peut qu’on ne pense que vous êtes d’elle raffolé, jeune ou vieille. Mais passons. Vais-je être jaleuse de Madame ma belle-mère, moi qui vous ai ? Et bien vous tiens-je, reprit-elle avec une petite moue des plus charmantes, vous ayant passé autour du cou le licol de mon bras.
Sur quoi, j’inclinai la tête et baisai ledit bras, sans mot dire, ne pouvant bec ouvrir pour des paroles, ayant trouvé dans les siennes matière à tant d’émeuvement.
— Ha ! mon Pierre, cessez, de grâce, ces baisers ! s’écria-t-elle, ou je ne finirai mie mon propos… Vous entendez bien que je me voulais mal de mort pendant le siège, de me trouver songearde et rêvasseuse au sujet d’un marchand-drapier ! Ce n’est pas que je me donnasse peine pour m’imaginer que votre vêture n’était que déguisure de prince. Peine perdue ! Je me reprochais tout de gob de me mentir là-dessus pour conforter ma conscience. Jugez par là comme je fus aise quand le roi nous vint visiter le jour où il recouvra Paris, accompagné de vous sous votre beau plumage et naturelle face. Encore que je fusse aussi fort rebéquée de vous voir adresser des regards si tendres à Mme de Nemours, et à moi, pas le moindre !
— Mais, Mamie, dis-je, vous étiez avec moi si froidureuse !
— Qui ne l’eût été ? Vous ne me regardiez point ! Sauf toutefois, au départir, où vous me lançâtes tout soudain un œil d’une telle effronterie que j’en restai béante, et fort encolérée.
— Madame, j’en suis confus !
— Et vous avez bien tort de l’être, dit la petite duchesse avec un rire si franc qu’il me ravit. Sans ce regard, il ne se serait rien passé, car il me remit tout soudain dans mes songes et me les rendit un million de fois plus proches. Tant est qu’ayant pris, à la parfin, de certaines décisions, touchant votre personne, mais hésitant encore à les mettre à l’épreuve, je m’en ouvris au père Guignard.
— Quoi, Mamie ! dis-je, comme effrayé ! Vous avez parlé de moi à votre confesseur ?
— Sans vous nommer.
— Et que lui avez-vous dit ?
— Je lui ai dit que j’étais énamourée d’un gentilhomme de bon lieu, lequel ne s’encontrait pas toutefois haut assez pour m’épouser, encore qu’il ne fût pas marié.
— Mais, Mamie, je le suis.
— Ho ! Marquis ! Si peu ! Et allais-je dire la vérité toute nue à mon jésuite, lequel eût incontinent brandi le péché d’adultère. La Dieu merci, j’avais fort affaire jà à désarmer son opposition.
— Car il s’opposa de prime à votre doux projet ?
— Comme fol ! Et même à ce que je vous revoie du tout ! Mais je versai des torrents de pleurs. Je lui dis « Mon père, je mourrai véritablement de votre tyrannie ! Jà je ne dors plus ! Jà je mange à peine ! Et que me chaut que vous m’ayez dispensée de jeûner si plus ne mange ! Ha ! le beau confesseur que voilà ! Qui m’affame par tous les bouts ! Ou qui me désaffame d’un côtel pour m’affamer de l’autre ! »
— Mamie, dis-je en riant à mon tour, lui dîtes-vous cela ?
— Oui-da ! dit-elle en riant à son tour. Je lui tirai ce trait tout dret de l’épaule ! En pleine face ! Tant est qu’il en resta pantois et accoisé !
— Et que dit-il à la parfin ?
— Qu’il relirait les bons pères qui avaient écrit là-dessus, afin que de voir s’il ne trouverait pas chez eux une opinion probable qui pourrait m’accommoder.
— La trouva-t-il ?
— S’il y avait failli, serais-je dans vos bras ?
— Se peut que oui quand même, dis-je en riant.
— Ha ! méchant ! dit-elle en serrant ma main, doutez-vous que j’aie une conscience ?
— Non, mon ange, dis-je. Vous avez tout : et une conscience et un amant.
— C’est bien vrai, cela ! dit-elle avec une simplicité si fraîche et si naïve que je ne pus, cette fois, retenir mes baisers et mes mignonneries. Mais lecteur, j’abrège : je ne voudrais ni te lasser ni te rendre jaleux de notre infantin bonheur, et d’autant plus que je sens bien que te voilà quasi autant énamouré que moi de ma petite duchesse. Et encore, n’est-elle ici que papier, et parole, et remembrance. Que si tu avais pu voir le pétillement de son œil bleu, tu l’eusses proprement adorée.
— Mamie, dis-je à la parfin, vous ne m’avez pas dit l’opinion probable à qui je dois d’être où je suis.
— À dire le vrai, dit la duchesse, je ne me souviens plus le nom du bon père qui l’a soutenue. Mais d’après lui, si l’on demeure, oyez-moi bien, dans des occasions prochaines de péché et qu’on ne peuve s’en retirer, sans en recevoir de grandes incommodités, il est permis d’y demeurer, et le confesseur vous en doit absoudre.
— Mon ange, dis-je, il me semble que nous demeurons tous deux dans des occasions plus que prochaines de péché…
— Il me semble aussi, dit la petite duchesse d’un air songeard. Mais qu’y peux-je ? Pourrais-je m’en retirer « sans en recevoir une très grande incommodité » ? Et en conséquence, si j’en crois mon bon père, je ne peux faillir à être absoute. Mais, mon Pierre, s’écria-t-elle tout soudain, que mesquine je suis ! Je ne pense qu’à mon particulier ! Et vous ! Vous, mon Pierre ! Que marrie je serais si votre salut était en péril ! Avez-vous un bon confesseur ?
— Bon ? je ne sais. Il est fort roide.
— Benoîte Vierge ! dit la petite duchesse, il vous en faut changer dès demain !
— Mais point du tout, mon ange, dis-je, avec un sourire.
— Et pourquoi donc ?
— Pour ce que je ne tiens pas que mon salut soit dans la main d’un confesseur, roide ou non, mais dans la main de Dieu.
— Ha ! Le vilain huguenot ! dit-elle, comme indignée. Que peu de respect il a pour l’intercession de notre Sainte Église ! Le père Guignard dit bien : grattez le converti, vous trouverez dessous l’hérétique. La caque sent toujours le hareng…
— Madame, dis-je avec une contrefeinte gravité, si je sens ce que vous dites, incontinent je m’ensauve.
— Ha ! le méchant, dit-elle en s’ococoulant dans mes bras. Ne sait-il pas que je suis de lui raffolée ?
Belle lectrice, quelqu’un me met la main sur l’épaule et me souffle à l’oreille que dans cette chronique, j’ai la faiblesse de vous caresser trop. Mais qui dit cela ? Des gentilshommes ! Jamais des dames ! Que si une fois, une seule de mes lectrices – je dis lectrice, car pour celles qui tordent le nez sur mes ouvrages, je peux certes éprouver pour elles quelque chrétienne compassion, mais non point de l’amour – m’écrivait pour me dire qu’elle se trouve incommodée par l’excès de mes prévenances, je ne pourrais que je n’y misse incontinent un terme, bien marri de devoir, de par la susceptibilité d’une seule, me priver d’exprimer à toutes la gratitude que j’éprouve à la pensée qu’elles existent, donnant à notre grisâtre vie chaleur, couleur, frémissement.
Plaise donc à vous, belle lectrice, avant que je reçoive cette lettre que je dis – laquelle j’espère ne recevoir jamais –, de me permettre de poursuivre avec vous ces petits dialogues qui sont pour moi un des plaisirs de mes écritures. Et si à vrai dire, ils ne vous déplaisent point non plus, et quant à moi me charment, qui pourra jamais nous persuader de discontinuer notre innocent commerce ?
Que mon commerce avec la duchesse de Guise fût ou ne fût pas innocent, c’est ce que nous devons laisser, vous et moi, à la seule discrétion du révérend père Guignard, se fondant sur l’opinion probable d’un seul docteur, bon et savant, de son illustre compagnie, opinion que, se peut, il ne partageait pas. Laissons donc juger ceux qui assument d’être nos juges ! Qu’ils nous absolvent ou nous condamnent ! À mon avis, leurs décisions ne changent que fort peu de choses, dans cette vie comme dans l’autre. Pour moi, comme je l’ai laissé entendre à la duchesse, il n’y a qu’un juge et, par malheur, jamais personne qui ait devant lui comparu n’est revenu ensuite sur terre nous informer du caractère bénin ou impiteux de ses arrêts. C’est pourquoi je me permets de m’apenser, qu’étant un être parfait, il est parfait aussi en sa clémence, laquelle passe même l’imagination de nos plus indulgents censeurs. Colère, jaleuseté, haine, vengeance : passions humaines. Que pitié ce serait de les retrouver là-haut !
Toutefois, lectrice, devant que nous ayons dépouillé notre mortelle enveloppe, nous sommes vifs, vous et moi. Moi pour écrire ces lignes et vos beaux yeux pour les lire. Plaise donc à vous de me faire la grâce d’être, en ce moment que voilà, mon affectionnée confidente, afin que je puisse impartir à votre oreille la manière et substance de mes plus privés émeuvements.